Pour une sociologie globale es mouvements sociaux d’aujourd’hui
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Michel Wieviorka
Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS),
Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH), Paris
La sociologie est désormais globale.
Ce constat a en fait au moins trois significations distinctes, et complémentaires. La première est que cette discipline n’est plus le monopole du seul Occident, et que l’hégémonie de l’Ouest est battue en brèche. Certes, la langue anglaise est omniprésente, et les maisons de publication ou les grandes revues demeurent, comme on dit, « anglo-saxonnes » -essentiellement nord-américaines, britanniques et néerlandaises. Certes, le « soft power » des Etats-Unis continue de s’exercer aussi à travers les sciences sociales, à partir de leur système universitaire notamment. Mais dans d’autres parties du monde, celles-ci sont vivantes et capables d’autonomie intellectuelle, comme ce fut le cas d’abord en Amérique latine, puis en Asie et comme cela commence à l’être en Afrique. On pourrait dire que les sciences sociales se sont mondialisées, étendues géographiquement au monde entier.8
Dire que la sociologie est globale, c’est dire aussi que ses évolutions ne se comprennent pas si l’on se contente d’observer le cadre de l’Etat-nation, voire même le cadre régional, et qu’il faut pour les appréhender sortir, comme le demandait Ulrich Beck, du « nationalisme méthodologique » pour envisager la naissance, la circulation, l’essor ou la régression de ses paradigmes, le choix des objets, des méthodes, les débats théoriques. D’une certaine façon, le terme même d’ « international » devrait à bien des égards laisser la place à celui de « global », de façon à ne pas réduire les dimensions planétaires de nos activités à la seule mise en relation de ce qui se joue dans le cadre de l’Etat-nation.
Et troisièmement, dire de la sociologie qu’elle est globale, c’est admettre que les modes de pensée de cette discipline deviennent globaux, c’est-à-dire reconnaissent l’existence, pour l‘analyse, d’un ensemble de niveaux qui vont du plus général, du mondial, jusqu’au plus limité, le local, en passant par le régional et le national. C’est « penser global ». Chacun de ces niveaux conserve son autonomie éventuelle, et un chercheur peut fort bien se consacrer à un seul d’entre eux. Mais cela ne doit pas empêcher d’étudier les faits ou les rapports sociaux à d’autres échelles, et de se préoccuper de l’articulation des niveaux.
Cette triple globalisation de la sociologie ne signifie en aucune façon qu’elle se limite à envisager ses objets du seul point de vue de différents systèmes plus ou moins articulés, et encore moins qu’elle demeure dominée par des approches de type structuraliste. Au contraire, et ce n’est pas un paradoxe, elle constitue un encouragement pour examiner ce qui peut sembler au plus loin d’elle, ce qui est le plus singulier, le plus personnel : l’individu, le sujet particulier, ses passions, ses désirs, ses calculs, ses peurs, ses émotions, y compris les plus intimes. Car si l’individualisme progresse partout dans le monde, si les sciences sociales, depuis une trentaine d’années, redécouvrent le sujet individuel, la subjectivité et, mieux encore, les processus de subjectivation et de dé-subjectivation, c’est parce que la globalisation, d’une façon générale, affaiblit les anciens systèmes, certains Etats, certaines institutions, les vieux mouvements sociaux, et que face à elle, finalement, la première forme de résistance ou d’action procède de la conscience personnelle des individus. Ceux-ci peuvent ensuite faire le choix de s’engager, de se définir par une identité collective, de se mobiliser pour une cause, de se reconnaître dans une religion : le point de départ, dans un monde qui se globalise, est un choix personnel, hautement subjectif.
Dès lors, la sociologie des « struggles for a better world » doit être envisagée sous un angle renouvelé. Dans les années 60 et 70, deux courants principaux donnaient le ton, proposant l’un et l’autre de s’intéresser aux mouvements sociaux dans un cadre qui était pour l’essentiel national. D’un côté, les théories dites « de la mobilisation des ressources, et apparentées, voyaient dans les mouvements sociaux l’action instrumentale, en fait essentiellement politique, d’acteurs cherchant à pénétrer dans un système institutionnel, à y étendre leur influence, à affaiblir celle de leurs adversaires. Charles Tilly fut certainement le fondateur et le meilleur représentant de ce type d’approche. Et d’un autre côté, Alain Touraine et ses proches parlaient de mouvement social pour distinguer analytiquement une signification particulière dans des luttes sociales, celles qui éventuellement visaient à contrôler l’historicité, les valeurs les plus centrales de la vie collective.
Il faut maintenant admettre que ce conflit théorique doit être revisité, pour tenir compte du fait que nos sociétés ne sont plus industrielles, ni même « post-industrielles », que leurs acteurs contestataires les plus importants ont changé, qu’ils agissent localement tout en pensant eux-mêmes globalement. Il faut aussi constater que l’échec de tels acteurs, leur absence, leur impuissance peuvent conduire à leur inversion, à la naissance d’anti-mouvements sociaux, au terrorisme global par exemple. Il faut noter aussi que les dimensions culturelles ou religieuses de l’action sont souvent plus mobilisatrices que leurs aspects proprement sociaux. Bref, si nous pensons que la vie sociale se produit et se construit à travers ses conflits, et dès lors, si nous voulons que se développe une sociologie globale des mouvements sociaux, nous devons entreprendre un immense effort de mise à jour.
Michel Wieviorka is professor at the Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales and President of the Fondation Maison des Sciences de l’Homme, both in Paris. He has been President of the ISA (2006-2010). Website: https://wieviorka.hypotheses.org/